Le poète peut-il voir venir le monde ?
Préface au recueil d’Alain Alfred MOUTAPAM
Par Franklin Nyamsi Wa Kamerun
Professeur agrégé
Docteur de l’Université Charles de Gaulle-Lille 3
J’ai le bonheur d’offrir un apéritif de réflexions, à l’œuvre d’un homme qui est triplement en communion avec moi. Par nos origines géographiques, par nos combats pour la justice et la liberté dans nos terres si dévastées et si magnifiques d’Afrique, mais aussi par notre commune confiance en l’infinité de la vie universelle, dont cette expérience terrestre n’est qu’une bien éphémère litote. Par les mystères de la nature, de la société et de l’histoire, nous sommes des camerounais, des africains, mais avant tout, en tout, après tout et en tout cas, des humains. Autrement dit encore, des quêteurs de sens. Le Cameroun, l’Afrique, le monde, nous lient et nous délient tout à la fois, car rien de ce qui est humain ne nous est proprement étranger. J’écris moi-même depuis mon enfance des poèmes, que j’oublie, que je perds, que j’envoie, que je classe, et parfois que je publie. Je sais donc, non par l’intellect, mais par la praxis, ce qu’est une vie de poète. Une crucifixion permanente par l’appel des mots, des sonorités, des images, des symboles, des émotions enfin, qui traverse la vie animique universelle. Un feu intérieur qui brûle sans consumer. Buisson ardent. Comment dès lors décrire l’œuvre d’un être avec lequel, tant de sensibilité me commet en connivence ? Je vais laisser parler mon cœur, et je crois qu’il saura lui-même trouver le chœur de ce que m’inspirent de longues semaines à lire et ruminer les beaux poèmes de mon ami et frère.
J’ai connu Alain Alfred Moutapam par la voie du cœur. Car son œuvre, rencontrée au hasard d’une déclamation majestueuse il y a plusieurs années à l’Unesco à Paris, avait spontanément acquise à mes yeux une valeur qui me rendit l’homme d’autant plus précieux. Les yeux bridés, le sourire étincelant, le regard perçant et la stature pharaonique du poète, ce nubien hautement exalté, ne laissent aucun esthète indifférent. Mais il y a mieux : Moutapam n’habite pas indignement la forme humaine. IL en épouse les spasmes, les tragédies, les fulgurances, les beautés, les espérances et même les mystères. Car le poète n’hésite pas, en se cognant avec les mots sur le mur du sens, à avouer sa délicieuse défaite : n’avoir pas pu entièrement dire ce qui est à dire, tellement le dit, quelque beau qu’il soit, déçoit l’à-dire. Tellement l’infini qui vient à l’idée, comme l’illustre si bien René Descartes dans sa troisième méditation métaphysique, la déborde et la transcende, tout en l’exaltant. Quand Alain Alfred Moutapam parle, écrit, trace et dessine donc, surgissent de son corps, de son âme et de l’esprit qui les animent, une chose merveilleuse comme ce recueil de poèmes : « Poésies d’un monde qui vient », qui n’est pas sans me rappeler le beau roman d’une autre plume lumineuse du Cameroun, Léonora Miano, « Contours d’un jour qui vient. » Ici comme là, la quête du sens, la marche acharnée vers l’illumination de la banale contingence de l’humain livré aux sueurs du quotidien.
Or donc, lectrice, lecteur, ne tenez pas compte des deux paragraphes précédents. Tentez de les oublier, même si vous n’oublierez pas que vous les avez oubliés. Ils expriment le tâtonnement de l’ami, du frère, du compagnon du sens, qui cherche à percer la quintessence d’un texte, qui s’annonce, prophétiquement, comme prometteur d’une cité humaine bienveillante. Et là, surgit ma question directrice : mais comment espérer du poème, saisie fugace des beautés de nos éphémères existences, la captation de l’avenir ? J’ai trouvé ici le fil conducteur, qui m’aura permis de séjourner en confiance dans la suite de textes vivants dont je suis certain que vous vous délecterez.
Alain Alfred Moutapam réalise en réalité ici un recueil poétique en forme de défi : rassembler la diversité de ses expériences autour d’une idée, qui tel un poteau-mitan de temple vaudou, tel un feu sacré des temps immémoriaux, unit l’ici-bas et l’au-delà. Pour moi, et mon parti pris ne saurait faire règle d’interprétation, toute cette œuvre est unie par la puissante émotion de l’amour. Moutapam recherche une connexion rare avec l’infinité de l’être, dont il se sent complice et se veut serviteur, esclave fidèle et avisé. Ce sentiment de profonde communion avec l’être de tous les êtres se traduit, chez le poète, par une quête préalable de l’altérité du féminin.
Nous avons certes surgi d’une femme en ce monde. Rien d’étonnant à ce que la femme soit notre origine en ce monde. Mais le féminin évoqué ici est polyphonique, comme les figures plastiques qui rythment le recueil, comme pour nous toucher par d’autres voies que l’intellect et nous mettre en symbiose vibratoire avec le créateur possédé par son Créateur. Le féminin se fait bien mystérieux ici. Celui-ci ne désigne pas simplement la différence sexuelle, mais cette présence de l’autre sexe dans le masculin lui-même, comme chair de sa chair, comme alter ego avec lequel Moutapam opère une réconciliation intérieure fondamentale, sous le thème de la muse des muses. Muse imaginaire, femme de rêve, femme terrestre, épouse, sœur, amie, le thème féminin est exploré avec une telle finesse qu’on a l’impression d’assister à des noces cosmiques en lisant les premiers poèmes du recueil. Car avant tout, Moutapam veut nous conduire à un mystérieux mariage, qui semble être décisif pour mériter la forme humaine, à savoir l’approche inspiratrice de « L’innommé qui illumine les âmes ». Où l’on assiste à un véritablement hymne à la féminité de l’âme poétique qui recevrait comme un ensemencement continu de l’éternité créatrice, qui lui permet à son tour de rêver, de créer et d’aimer.
Réconcilié avec la femme en lui-même et hors de lui-même, le poète de l’amour s’élance dans la froide nudité des cités et s’expose à tenter d’aimer le monde. Il avoue sa souffrance du père absent. Sa désolation du monde des satrapes reptiliens et des citoyens décérébrés. Sa colère devant tant de bassesse. IL y trouve hélas, dominant et abject, l’amour arithmétisé, le présentisme arriéré, la brute connerie des gens livrés au sempiternel métro-boulot-dodo, et qui ne pensent plus, ne rêvant plus que de dépenser. Alain Moutapam nous raconte la déception des mal-aimés, le cri de l’immigré, s’interroge sur la destination du monde devenu fou, crucifie au passage l’histoire nègre falsifiée, et tance ferment son « peuple qui est à l’écart du monde », car ce peuple s’est « oublié dans le monde ». Comment aimer alors, un monde perdu et éperdu, cette terre dévastée et polluée, comment aimer ce monde où l’humanité ne prend plus soin de la terre, alors même qu’elle n’en est pas propriétaire ?
La force du poète, ici encore est de trouver un foyer pour l’amour dans la quête de justice et de vérité, dans l’appel du tam-tam de la pensée créatrice qui réveille les fondements d’une « humanité toujours plus fraternelle ». Une telle humanité n’est possible précisément que là où la différence humaine cesse, comme l’a si bien montré Lévinas, d’être source d’allergie. Là où la différence favorise la géniale croissance d’individualités reliées par une empathie instruite des tragédies du passé lointain, récent et actuel de cette terre. Oui, si Dieu s’occupe de l’Univers, l’homme doit prendre soin de la nature terrestre, prendre soin de son semblable, et prendre soin d’aimer d’amour pur, pour construire le corps de gloire de son ultime voyage. Ce corps de gloire que le digne fils de l’immense plasticien béninois Aniambossou sait montrer dans les formes cubiques et plantureuses des peintures qui scandent l’œuvre, tout comme dans la luxuriance de l’être-là, du vitalisme et de l’animisme de nos terres ancestrales d’Afrique. Au nom de l’amour, voie sublime vers l’Eternel, Alain Alfred Moutapam peut dès lors proclamer la sérénité de l’idée de mort, pour celui qui sait que la vie vient de loin et va au loin. Quel délice d’être certain que nous serons absents de notre mort ! Une confiance impitoyable en la création comme mode d’être infini en découle.
Mais, j’écrivais une préface. Et voici que je m’engage insidieusement dans une méditation que rien ne pourrait bientôt arrêter. Je voulais servir un apéritif, ne rien dire même qui vienne gâcher le plat de résistance, l’œuvre offerte à votre délectation, lectrices et lecteurs. Une œuvre qui donne réellement envie de partager avec tous les humains, une profonde conscience de la vie, de son infinité active et promise à ceux qui l’auront épousée avec persévérance, lucidité et dextérité. Comme mon ami et frère Alain Alfred Moutapam. Peut-on dire merci au poète ? Oui, seulement en le lisant, pas seulement en lecteur, nous dit-il, mais en liseur. C'est-à-dire en laissant le Verbe incarné qu’il fait vrombir sur ces feuillets faire un tour tellurique dans nos plus profondes entrailles. Et là, le poème dit l’avenir du monde, car il provoque en l’invoquant, ce monde parmi les possibles leibniziens. Le poème invoque. Le poème visualise et matérialise l’au-delà dans l’ici-bas. Mais le poème sauve aussi. IL élève sur l’autel de l’Eternel, les meilleures réverbérations de son image. Le poète est un médium laïc. Comme l’immémorial Melchisédek. Comme un prêtre sans Eglise. Bref, Moutapam avec sa tiare nubienne au palais de l’Unesco à Paris. Je m’en souviendrai toujours. Un homme véritable. Mais, j’écrivais une préface…diantre ! Taisons-nous devant tant de beauté. Jouissez donc silencieusement de cet opus fulgurant de lumières intersidérales.
Mont-Saint-Aignan, le 23 avril 2020